samedi 2 décembre 2017

Les würtz

Dans les années 1990, j'avais inventé les würtz, en analysant  la crème fouettée. Et c'est ainsi que j'avais obtenu de nouveaux systèmes… qui ont du goût.


Par exemple, quelques auteurs de livres de cuisine ont utilisé de la gélatine pour faire tenir de la crème fouettée. Gomme adragante ou gélatine : tels étaient les deux produits les plus cités. La crème apportait la moussabilité ; la gomme adragante ou la gélatine la tenue, par la formation d’un gel, dans le second cas.
Analysons : une mousse est une dispersion de bulles d’air dans un liquide (pour les mousses liquides) ; si le liquide gélifie, une fois la mousse formée, la mousse liquide devient une mousse solide, parce que les bulles d’air sont alors prisonnières du gel, lequel est une dispersion d’un liquide dans un solide.
Au total, la mousse tient alors durablement.

Que faire de cette analyse ? Observons que le système composé de la crème et de la gélatine a deux raisons de mousser : d’une part, certaines protéines de la crème sont moussantes, mais aussi la gélatine ! Pour faire une mousse, en effet, il suffit d’eau, d’air et d’un agent moussant, c’est-à-dire de se lier à la fois à l’air et à l’eau, et, de plus, de former un raison à la surface des bulles.
La gélatine a ces propriétés, comme le montre l’expérience qui consiste à fouetter de l’eau où l’on a dissout de la gélatine. La quantité de mousse que l’on peut obtenir ? Des litres !
Evidemment, l’eau utilisée peut avoir du goût. Par exemple, on peut faire une mousse de bouillon, mais aussi une mousse de jus d’orange, de vin, etc.
Et cette mousse, une fois formée, tiendra en raison de la gélification de la gélatine.

En pratique ? Dans un liquide chaud bien dégraissé, dissoudre quelques pour cent (en masse) de gélatine (feuille ou poudre), puis fouetter longuement en faisant mousser. Laisser au froid, puis utiliser pour composer une œuvre.



Une recette ?

Pour 200 g de jus d’agrume, 5 g de gélatine,  100 g de sucre

  1. Faire chauffer le jus avec le sucre (en chauffant le moins possible, afin de conserver la "fraîcheur" du jus)
  2. Dans le liquide chaud, incorporer la gélatine ramollie à l’eau froide (s'assurer qu'elle est bien dissoute)
  3. Foisonner en posant le récipient sur de la glace :  on obtient une mousse légère, extrêmement goûteuse.

Ne pas confondre science et cuisine

Ce matin, un correspondant m'écrit, ainsi qu'à plusieurs cuisiniers, ne  me demandant :

Dans le cadre d'un projet personnel et professionnel, je souhaiterai obtenir un entretien avec l'un de vos Gastronome Moléculaire afin de récolter des renseignements sur ce métier.

 Gastronome moléculaire ? D'abord, je m'étonne que le correspondant écrive à des cuisiners  pour leur demander des renseignements sur la gastronomie moléculaire... parce que les cuisiniers ne savent pas bien ce dont il s'agit ! Je rappelle que la gastronomie moléculaire est une discipline scientifique, qui ne se confond pas avec la "cuisine moléculaire", qui est une activité de cuisinier. 
Donc toute opinion de mes amis cuisiniers à ce propos serait nulle et non avenue : chacun son champ. 

D'autre part, pourquoi un cuisinier s'intéresserait-il au métier de la gastronomie moléculaire, qui consiste à résoudre des équations, ce qui n'est vraisemblablement pas son intérêt ni sa compétence ? 

 

Pour ce qui me concerne, je peux répondre quand même que, puisque la gastronomie moléculaire est une activité scientifique, le métier est le métier de "chercheur". Ce métier s'exerce soit dans des instituts de recherche (Inra, CNRS, Cirad...), soit dans des universités (maître de conférence, professeur). 
Ces métiers sont parfaitement cadrés par les textes légaux, puisque, dans les deux cas, il s'agit de métiers qui ont (aujourd'hui) le métier de fonctionnaire. Bien sûr, cela  vaut pour la France, et, dans d'autres pays, les chercheurs peuvent avoir des statuts différents. 

Quelle formation pour exercer ce métier ? Une formation scientifique, évidemment. Une thèse, aussi, par exemple. 
Et pour des questions plus ponctuelles (combien d'heures nous travaillons, pourquoi nous avons choisi ce métier, etc.), il y a des réponses dans la partie "Questions et réponses" de mon site https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/vive-la-connaissance-produite-et-partagee/pour-en-savoir-plus/questions-et-reponses

 

vendredi 1 décembre 2017

Quand aurons-nous enfin de la "cuisine note à note" ?

Venu par internet:

A votre avis, quand la cuisine note à note sera-t-elle mise en place dans notre alimentation de la vie quotidienne ? Sera-t-elle accessible à tous?


 Ma réponse : 

Quand la cuisine note à note sera-telle partout ? J'espère le plus vite possible, mais je peux aussi être raisonnable, et faire les observations suivantes : 
- j'ai commencé à utiliser des ustensiles de laboratoire pour faire la cuisine en 1980, et c'est à partir de 1985 que j'ai commencé à évoquer cette idée en public, ce qui correspondait à ce que j'ai nommé plus tard (en 1999) la "cuisine moléculaire"
- c'est en 1994 qu'un chef étoilé a commencé à dire qu'il faisait cette cuisine moléculaire
- et aujourd'hui, les basses températures sont partout, et les siphons se vendent dans les supermarchés les plus populaires, tandis que des gélifiants "nouveaux" sont présents partout (en France)

Il a donc fallu environ 35 ans pour une belle évolution. Supposons que ce soit pareil pour la cuisine note à note, et :
-  sachant que je l'ai proposée confidentiellement en 1994
- sachant que je l'ai nommée en 1997
- sachant que j'ai commencé à la montrer en public après 2002
- sachant que Pierre Gagnaire a été le premier à la servir dans un restaurant en 2009
je prévois qu'il faudra encore environ 20 ans. Donc 2035. 

Sera-t-elle accessible à tous ? Je vais tout faire pour... puisque c'est l'objectif !

Qu'est-ce que la "science des aliments" ?

Une jeune collègue vient me voir... et la discussion (amicale) me montre qu'elle confond science et technologie... au point qu'elle ne comprend même pas qu'il puisse y avoir une différence.
Elle m'argumente l'expression "science des aliments", mais n'a pas questionné l'expression. Car qu'est-ce que la "science des aliments" ? On se souviendra toujours, dans une telle discussion, qu'il y a une confusion possible entre le mot "science", au sens de "savoir" ou de "recherche de connaissances", le mot "connaissances" étant pris dans toute sa généralité, et le mot "science" au sens de "science de la nature", laquelle cherche les mécanismes des phénomènes, procédant par identification des phénomènes, quantification, productions de lois synthétiques, recherche inductive de mécanismes quantitativement compatibles avec les lois et réfutation des théories produites.

Qu'est-ce qu'une "science des aliments", dans la seconde acception du mot "science" ? C'est manifestement autre chose que la production d'aliments, ce qui, du point de vue technique, est proche de la cuisine, et ce qui, du point de vue technologique, est une technologie, et pas de la science !
Autrement dit, la science de l'aliment, au sens des sciences de la nature, est une activité qui cherche les mécanismes des phénomènes qui ont lieux quand on construit les aliments, quand on les consomme, quand on les caractérise, quand on les recycle, que sais-je ? Mais, dans cette acception du mot "science", il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de la technologie, puisque cette activité diffère des sciences de la nature par ses objectifs et ses méthodes.

 Bref, ma jeune collègue n'a pas assez précisément identifié ses objectifs, ni ses moyens. Je ne répéterai jamais assez que que le "de quoi s'agit-il ?" de Henri Cartier-Bresson était essentiel, quelle que soit l'activité !

Reproduire la nature avec la cuisine note à note ? Non !


 Un "craintif" qui venait de découvrir la cuisine note à note  me demandait "A quoi cela sert-il de reproduire des carottes" ?

Il faisait référence à une série de deux diapositifs que j'avais projetées, et que voici :





Le discours qui leur correspond est le suivant. D'abord, je dis qu'une carotte (mais cela est vrai de n'importe quel ingrédient culinaire classique) est composée d'un grand nombre de molécules, appartenant à un certain nombre de catégories (que l'on nomme des "composés") : eau, cellulose, pectine, sucres, acides aminés... Dans la racine de carotte, ces molécules se sont disposées les unes par rapport aux autres d'une certaine façon, qui fait apparaître une carotte.
Mais si l'on dispose de ces composés séparément, on peut aussi les organiser différemment, et faire un objet bien différent d'une carotte. Tout aussi comestible, mais bien différent : et c'est la seconde image.

Notre "craintif" en a conclu que l'on voulait reproduire une carotte. Comment a-t-il tiré cette conclusion qui n'est pas la mienne ? Je ne sais pas... mais j'ai essayé évidemment de lui expliquer que, si l'on peut effectivement refaire une carotte, cela n'a guère d'intérêt, et il vaut mieux aller explorer des organisations différentes, pour produire des aliments nouveaux !

D'ailleurs, j'ai essayé de lui expliquer que la reproduction est  toujours critiquée : la photocopie de la Joconde ne sera pas la Joconde. Et même si l'on faisait "mieux" -par exemple avec un vernis qui ne soit pas craquelé-, on reprocherait à la copie... d'être une copie.


Oui, décidément, la cuisine note à note a mieux à faire que reproduire les carottes, les viandes, ou les vins (facile, dans ce dernier cas). Il y a l'enjeu de produire des mets nouveaux, et cela est passionnant.


Que conclure, à propos de notre "craintif ? Je suis hésitant. D'abord, l'expérience me montre que, de même que l'on ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif, on ne parvient pas à rassurer des gens qui ont peur. Alors faut-il  perdre son temps à essayer ?  Je suis preneur de vos conseils...

L'agar-agar et le gibbs... ou plutôt le liebig

Ce matin, une question :

 "Est-il correct d'introduire de l'agar-agar en poudre dans un gibbs? Est-ce correct pour de la cuisine Note a Note?"

Commençons par le commencement : le gibbs. C'est une émulsion gélifiée chimiquement, que l'on obtient, par exemple, par coagulation des protéines qui servent de tensioactifs dans une émulsion. En pratique, on l'obtient de deux façons :
- cuisine classique : on fouette de l'huile dans un blanc d'oeuf ; puis on donne du goût à l'émulsion obtenue (couleur, saveur, odeur...) avant de passer au four à micro-ondes
 - cuisine note à note : c'est la même chose, mais au lieu d'utiliser du blanc d'oeuf, on utilise de l'eau et des protéines ; et les composés utilisés pour donner du goût doivent être purs.

L'agar-agar, dans cette affaire ? C'est un gélifiant physique, et non chimique, de sorte qu'il conduirait à un système différent, que j'ai nommé "liebig", et dont voici une recette : on dissout de la gélatine dans de l'eau, puis on émulsionne de l'huile ; le refroidissement fait prendre en gel.
Autrement dit, si l'agar-agar est effectivement un composé pur, utilisable pour la cuisine note à note, il est mieux approprié pour faire un liebig que pour faire un gibbs.

En matière de style (scientifique, littéraire, musical...), c'est très grand honneur de posséder un chant


C’est un très grand honneur de posséder un champ,

Soit riche, soit stérile, en plaine ou bien penchant,
Une part en tout cas de l’immense nature,
Le visible sommet de cette architecture
Qui descend par degrés dans la compacte nuit
De la masse terrestre où le songe la suit.
Le bord étroit d’un champ enferme un lac de sève,
Que le maître orgueilleux entend frémir en rêve,
Et dont les flots domptés, sans jamais sourdre ailleurs,
Lancent pour lui leurs jets de verdure et de fleurs.
Un champ, avec ses plis, sa pente, est une forme,
Long ouvrage sans fin de la durée énorme,
Où des forces sans nombre en d’innombrables jours
Lentement ébauchaient et changeaient les contours
Qui se sont fixés la dans leurs métamorphoses :
Oh ! comme tout est vaste, antique et plein de choses !
Un champ résume en lui la terre avec les cieux ;
C’est la nature libre aux sucs mystérieux,
Par ses seules vertus en ses oeuvres guidée,
Et cependant par nous surprise et possédée
Dans un lien où l’homme, être éphémère et vain,
S’unit quelques instans à l’infini divin. 

Charles de Pomairols