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lundi 3 décembre 2018

Pas trop de fantasme!

Je ne cesse d'entendre des étudiants me parler de science, de recherche, de recherche et développement, alors même qu'ils sont en train de postuler pour des postes dans l'industrie alimentaire. Et j'ai peur que nous ne les ayons pas assez aidés à bien comprendre le monde vers lequel ils se dirigent.
Mais, à l'inverse, je me dis aussi que des adultes qui ont le droit de vote depuis plusieurs années auraient avoir  eu le temps de s'interroger, d'explorer, et de ne pas attendre que la becquée leur vienne miraculeusement ; après tout, de tels étudiants ne sont peut être pas à la hauteur de postes de responsabilités tels que ceux d'ingénieurs, car je rappelle qu'un cadre, c'est quelqu'un qui sait se donner du travail, avant de le proposer aux autres !

Bref, je crois utile de prendre l'exemple de quelques sociétés que je connais afin de montrer comment envisager une contribution à la prospérité de ces dernières, et, simultanément, à la sienne propre.





Trois exemples... concrets

Nous partirons de la plus petite que je connaisse bien : une conserverie de sardines. A  l'origine, il y a un restaurateur qui faisait ses conserves en achetant les sardines à des marins bretons, puis en mettant en boites, avant de vendre sur les marchés.



Il s'y prenait bien, et ses conserves étaient bonnes, de sorte qu'il a eu la possibilité d'embaucher une, puis deux, puis trois personnes pour l'aider. Développer son entreprise ? Il  a acheté des machines pour accélérer sa production, et il a commencé à avoir besoin d'un cadre pour suivre la question technique, d'un vendeur pour écouler la production,  tandis qu'il gérait son équipe, mettant la main à la pâte quand il le fallait. Et, le succès venant, il a fallu un service des achats, un service de contrôle de la qualité, un service de production, un service de maintenance, un service de marketing, un service de vente, de l'administration.
D'où la question à mes amis bientôt titulaire d'un master "alimentaire" : quel service proposez-vous de rendre à cette société, et dans lequel de ses services ? En tout cas, observons qu'il n'y a là ni science, ni recherche, ni recherche et développement, en quelque sorte.

Un autre exemple, d'une société un peu différente, qui produit des pâtisseries surgelées. Là, l'investissement initial a été important, et une usine a été immédiatement créée. Il a fallu embaucher des pâtissiers, un ingénieur pour s'occuper des machines et des procédés, du personnel pour les achats, la vente, l'administration. Puis, quand le succès est venu, il a fallu agrandir le service de production, et l'ingénieur formé dans une école du type d'AgroParisTech a embauché de jeunes collègues pour l'aider. Sans cesse, il y avait des discussions entre lui et le propriétaire de l'usine (sorti de la même école d'ingénieurs) pour des nouvelles recettes, et les nécessaires adaptations des équipements aux nouvelles productions.



Pas de science, mais beaucoup de travail technologique que l'on fait mieux si l'on a des bases théoriques pour comprendre ce que l'on fait, ce qui fait la différence avec beaucoup de travaux techniques. Par exemple, quand on pompe de la mousse au chocolat, elle retombe : comment éviter cet écueil pour conserver un système foisonné ? Par exemple, l'ajout de certains ingrédients fait "tourner" les crèmes : comment éviter cette inversion d'émulsion ? Par exemple, des gels ne prennent pas : comment les faire prendre ? Quels ingrédients choisir pour y parvenir plus facilement ? Par exemple, des pâtisseries ont une surface qui "cloque" : comment éviter ces défauts ?
Il faut dire et redire que c'est la compréhension des phénomènes qui est la clé du succès industriel.

Troisième et dernier exemple : celui d'une grosse société qui transforme du lait. Cette fois, il n'y a plus de "recette", à la base de la production, mais des procédés modernes, de filtration moderne, de séchage, de dispersion, et il y a bien une équipe d'ingénieurs qui met au point des nouveaux produits. Mais cette fois, on est bien loin de la cuisine, et nos amis qui sont fascinés par les émissions de télévision à la Master chef ou  Top chef n'y trouveront pas leur compte.


Assez de mots creux !
 
Bref, je propose d'éviter les mots pompeux, pour poser la question : au lieu de chercher une entreprise qui acceptera les fantasmes, ne vaut-il pas mieux chercher une entreprise à laquelle on pourra efficacement contribuer, dans un poste bien précis, qui permettra à ladite entreprise d'augmenter sa production ou ses marges ? Nos sociétés ont besoin d'ingénieurs actifs, intelligents, soucieux d'être concrètement utiles. Des bâtisseurs, et pas des oisillons qui confondent la théorie et la pratique. 

Pour les plus théoriciens, il y a lieu de dire, également, que la science, elle, n'est pas expérimentations de techniciens, mais bien au contraire calculs théoriques : équations aux dérivées partielles, algèbre linéaire évolué, statistiques de points, etc. Et là, la lecture de revue de vulgarisation n'est pas au niveau : la recherche scientifique a besoin des meilleurs théoriciens.



Bref, pour l'industrie comme pour la science, des individus actifs peuvent contribuer, à condition de ne pas se tromper de cible !



vendredi 5 août 2016

Le fantasme du Maître

Hier, des étudiants qui avaient participé à un concours d'innovation alimentaire ont reçu leur prix :  un voyage à Paris qui comprenait un cours de gastronomie moléculaire, un « repas moléculaire » et une journée passée dans mon laboratoire. En fin de journée, un des professeurs qui les accompagnait leur a demandé ce qu'ils avaient tiré de la visite. Évidemment il y a bien un qui a eu des mots convenus aimables, mais comment aurait-il fait autrement ?  On me connaît : je n'ai pas pu m'empêcher de réfléchir. In petto, je me suis  dit qu'il aurait été plus délicat d'interroger les élèves hors de ma présence, puisque l'on peut imaginer que ce qu'ils ont tiré de la visite était proportionnel à ce que je leur ai donné. Les interroger, c'était donc leur demander de m'évaluer.
Mais j'avais pris les devants. Pour ne pas mettre nos jeunes amis en défaut, j'ai pris immédiatement la parole pour dire à tous que l'intelligence est peut-être moins dans les objets du monde qu'en nous-même, et que le monde pourrait n'être qu'un substrat qui nous permet d'y mettre de l'intelligence : à nous de partir d'un fait, d'un objet, d'une idée, d'une parole qui nous sont « exposés » pour travailler et élaborer toute une série de pensées qui s'enchaînent et qui seront autant d'objets d'ameublement de notre esprit, ou bien d'outils intellectuels…

 En évoquant cela, je ne peux m'empêcher de penser à tous ces récits d'apprentissage, en Occident ou en Orient, où il est question de Maître. J'insiste : de Maître avec une majuscule, de personne supposée savoir, supposée sage… Il est amusant de voir dans les récits bouddhistes en particulier combien le Maître peut avoir d'influence avec une parole sibylline, et j'utilise le mot « sibyllin » avec intention, tant on sait que les paroles de la Pythie étaient ambiguës, et devaient être interprétées.
Ce qui me fait penser  à un autre billet où j'évoquais un livre de dialogue entre deux philosophes de pacotille qui s'échangeaient des idées fausses couvertes par des mots compliqués, inutilement compliqués ; l'examen précis du texte révélait à la fois l’imprécision de nos auteurs et, je crois, la volonté de tromper ou de paraître savants (philosophes, vous vous rendez compte ! Ce n'est pas rien, quand même...). Je déteste ces phrases ambiguës où chacun peut trouver ce qu'il veut, parce qu'elles laissent cette possibilité. Il est alors facile de se draper dans une prétendue sagesse, de laisser croire au monde qu'on est bien supérieur.
Oui, l’obscurité, dans le discours public, dans le discours de l'enseignement, et jusque dans le domaine privé, me semble une  double faute :  non seulement c'est la clarté que nous devrions chercher, et, de surcroît, les obscurités sont trop souvent des fraudes ou de la paresse.
Je me souviens d’ailleurs de discussions avec des enseignants en science dont le cours n'était pas clair et qui donnaient comme argument que cela conduisait les étudiants à travailler. C'est là la position de certains Maître, et si je ne suis pas opposé évidemment à l'idée d'inviter nos jeunes amis à travailler, à réfléchir, à penser, je me demande s'il n'est pas plus légitime de poser de vraies questions, tant elles abondent sans qu'il soit nécessaire d'inventer des questions rhétoriques, obscures, sans intérêt, qui s'ajoutent à toutes celles que nous avons déjà.
Et puis, les étudiants ont-ils vraiment besoin d'un Maître pour se  poser des questions inutiles ou obscures ? Et le Maître est-il vraiment supérieur aux élèves, voire aux « disciples », surtout quand il ne sait pas la réponse aux questions ? Nous voyons bien trop souvent des soi disant maîtres qui feraient mieux de travailler eux-mêmes, au lieu d'envoyer les élèves sur des  chemins hasardeux, car ces derniers  risquent de faire un long chemin pour s'apercevoir finalement qu'il ont été trompés. Bien sur, il y a ceux qui feront leur miel d'une parole anodine, mais alors il n'est pas nécessaire qu'un individu s'érige en Maître : doit-on se glorifier de paroles anodines ? D'ailleurs, ces individus-là auraient travaillé sans personne. Il y a aussi les autres,  qui sont lancés dans la brume par la parole absconse, qui demeurent dans l'obscurité, qui accumulent des obscurités, des incompréhensions : pour ceux-là, je n'arrive pas à penser que les paroles obscures soient utiles. Ne faut-il pas, au contraire, les aider à trouver un peu de clarté, et les méthodes pour la trouver ?

Donc… « Maître » ? On voit que la notion n'a pas d’intérêt, alors qu'elle est agitée partout. Parmi les amateurs de musique, qui en viennent à révérer tel pianiste ou flûtiste qui bouge les doigts plus rapidement que les autres, ou qui, éventuellement s'est interrogé sur l'interprétation des œuvres, ce qui est  bien, évidemment, mais ne les met pas au rang de surhomme, de génie. Dans des activités comme l'équitation, où des enfants, des adolescents et des adultes peu évolués mettent sur un piédestal des individus qui ont une capacité technique un peu supérieure à la leur. Et ainsi de suite. On voit surtout, en regardant clairement le monde, des individus qui acceptent d'être considérés et nommés comme des Maîtres. Et, évidemment, c'est là le pire : quelqu'un qui accepte qu'une communauté le juge quasi divin, disons seulement génial, est  déjugé de facto. Les plus sages refusent les titres, parce qu'ils savent bien qu'ils ne savent pas grand-chose, qu'ils ont tout à apprendre, et c'est précisément parce qu'ils sont dans ce mouvement d'apprentissage qui se moque de la réputation qu'ils progressent et qu'ils deviennent bien supérieurs aux prétendus maîtres auto proclamés ou simplement flattés qu'on les nomme ainsi.
Finalement on retrouve cette merveilleuse parole de frère Jean des Entommeures  à qui Gargantua proposait de dirger une abbaye et qui répondait : « « Car comment (disoit il) pourroy je gouverner aultruy, qui moy mesmes gouverner ne sçaurois ? ». Diriger : il s'agit d'indiquer aux autres une direction. En sciences,  puisque l'objectif est la découverte, la direction devrait être celle qui nous conduit à la découverte ; mais qui d'entre nous sait vraiment à l'avance dans quelle direction nous devons travailler pour faire une découverte. La découverte était inconnue, la direction qui y conduit est aussi inconnue (pensons  à une montagne dans une brume épaisse). On ne rappellera jamais assez  que Lord Rutherford avait déclaré, au tournant du vingtième siècle, que la physique était terminée et qu'il n'y  avait plus rien à découvrir. Quelle direction aurait-il pu légitimement indiquer ? Fallait-il que, malgré ses travaux passés, des étudiants lui fassent confiance ?
Alors, que faire, avec des Maîtres qui n'en sont pas, et une sagesse bien difficile à obtenir ? Je  suis optimiste, parce que je sais qu'il existe des jeunes étudiants qui feront leur miel de tout, même d'une parole fausse. Je me reprends : en réalité, je suis optimiste non pas parce que je sais cela, mais parce que je suis optimiste. Et je suis optimiste parce que je sais que je finirai par mourir, de sorte qu'il n'est pas nécessaire de passer trop de temps à cette pensée lugubre, et que, surtout, le monde n'existe que par ce que j'en fais. Si je veux me  complaire dans le pessimisme, j'y me complais. Si je veux me prélasser dans l'optimisme, je m'y prélasse. On comprend que je préfère une vie heureuse et souriante à une vie de plaintes, qui sont en réalité une impolitesse vis à vis de nos proches.

Revenons donc aux mots,  aux idées, aux objets, aux phénomènes : il n'y pas de Maître qui tienne, mais nous avons la possibilité inouïe, merveilleuse, de nous emparer des ces objets par la pensée et d'élaborer des théories, des raisonnements, d'autres pensées, des discours, des actes… parce que nous aurons travaillé à le faire. Quel bonheur !