lundi 6 février 2012

Le mot "arôme"

Je vois que le mot "arôme" a intéressé. Des questions sont posées. J'y réponds plus largement  :


Le 29 avril 2009 s’est tenue à l’Académie d’agriculture de France une séance publique où les mots du goût ont été discutés (Pascal et This, 2009, 2010). A l’origine de cette rencontre, deux observations et une idée. La première observation : lors de journées plénières du club ECRIN « Arômes et formulation », la confusion a régné, parce que des collègues pourtant spécialistes du goût (chimie, analyse sensorielle...) ont désigné par le même mot « arôme » des objets différents. Pour certains, il s’agissait de l’odeur perçue par la voie rétronasale ; pour d’autres, il s’agissait de la sensation donnée par les molécules odorantes, quelle que soit la voie de stimulation olfactive ; pour d’autres encore, le terme désignait un mélange de sensations données par les récepteurs olfactifs et par les récepteurs des papilles ; pour d’autres encore… Jamais la nécessité de l'établissement d'un langage commun ne s'est fait autant sentir (cf chapitre 8.3).
La seconde observation : nombre d’articles scientifiques en sciences des aliments étudient les saveurs en conservant le point de vue de la théorie des quatre saveurs… alors que l’on sait depuis des décennies cette théorie fausse (Faurion, 1988). Comment ne pas penser que les travaux ainsi présentés ne soient pas sapés à la base ?
Au total, il y a donc beaucoup de confusion, notamment parce que les termes sont insuffisants. Or le père de la chimie moderne, Antoine-Laurent de Lavoisier, a bien mis en avant une idée importante dans l’introduction de son Traité élémentaire de chimie (Lavoisier, 1793) : « L'impossibilité d'isoler la nomenclature de la science, et la science de la nomenclature, tient à ce que toute science physique est nécessairement fondée sur trois choses : la série des faits qui constituent la science, les idées qui les rappellent, les mots qui les expriment [...] Comme ce sont les mots qui conservent les idées, et qui les transmettent, il en résulte qu'on ne peut perfectionner les langues sans perfectionner la science, ni la science sans le langage. » La « chimie des aliments et du goût » doit donc assainir sa terminologie pour progresser.
Évidemment, en matière sensorielle, ce sont les récepteurs qui doivent imposer les mots (Uziel et al., 1987), et c’est la raison pour laquelle beaucoup de science reste à faire. Cette science donnera des mots au langage commun (ce fut le cas, dans le passé, pour "protéine", "électrode", "atome"...) (Pearce, 1965), mais elle doit aussi tenir compte des mots qui existent, pour les conserver quand ils conviennent, les faire disparaître ou les modifier quand ils sont erronés (le mot "albumine", qui désignait les protéines, a été relégué à la désignation d'une classe particulière de protéines) (This, 2010a).
Ce qui doit être la base de la rénovation terminologique, c'est le mot "goût" (TLFI, 2011) : quand on mange une orange, quand on la "goûte", on perçoit un goût d'orange. Ce mot, qu'on le veuille ou non, subsistera pour désigner la sensation synthétique qui englobe toutes les autres, particulières, et des décennies de spécialistes utilisant le mot "flaveur" (Pierson et Le Magnen, 1969) n'ont pas réussi à imposer ce dernier terme, de sorte que persévérer serait sans doute une grave erreur, source de confusion plus que de progrès.
On n'a pas besoin de répéter ici que le goût finalement perçu résulte de l'activation de récepteurs, d'une part, et d'un traitement des signaux ainsi produits, d'autre part, mais on profitera de l'occasion pour évoquer l'usage du mot "arôme", notamment dans l'expression que je crois fautive "composé d'arôme". D'une part, bien que l'odeur rétronasale puisse être différente de l'odeur orthonasale, il n'y a pas lieu d'utiliser le mot "arôme" pour désigner la première, car le mot "arôme" désigne en français -sans qu'il y ait de nécessité de changer d'usage- l'odeur des plantes aromatiques, ou aromates (TLFI, 2011). Comment désigner l'odeur rétronasale, alors ? "Odeur rétronasale" convient bien. Les composé responsables de cette sensation, d'ailleurs, ne seraient pas nommés "composés d'arômes", mais simplement "composés odorants", ce qui aurait l'avantage d'éviter la confusion avec les "composés aromatiques" (dont les molécules vérifient la règle de Hückel) des chimistes (Carey et Sunberg, 1997).
Cette proposition doit également contribuer à corriger les normes et la législation française, qui accepte de nommer très abusivement "arômes" des extraits ou des compositions, utilisés par l'industrie alimentaire (SNIAA, 2011) et, aujourd'hui, par les cuisiniers, pour modifier le goût (ces produits renferment des composés variés, à effet olfactif, sapide, trigéminal...). Cette confusion réglementaire me semble être une des cause de rejet, par le public, de ces compositions ou extraits parfois remarquablement réalisés : la confusion est souvent source de tromperie, dont le public a raison de se méfier.
La question de la saveur semble plus simple, à cela près que l'on a nommé "papilles gustatives" (c'est un fait second, et non premier) les bourgeons composés de cellules réceptrices particulières (Landis, 2007). Là, un progrès terminologique semble nécessaire, parce que ces papilles, avec les cellules réceptrices et leurs récepteurs, ne perçoivent pas le "goût", mais seulement une de ses composantes, à savoir la saveur. Doit-on plutôt parler de « sapiction », par exemple (This, 2003) ? Et de papilles sapictives (This, 2009b) ? Il n'y aurait, à ma connaissance, aucune contre-indication.
Les choses sont évidemment compliquées par la découverte des récepteurs auxquels se lient les acides gras insaturés à longue chaîne (Laugerette et al., 2006). La découverte est tout à fait remarquable, d'une part, parce qu'elle laisse imaginer d'autres découvertes analogues, et aussi parce qu'elle conduit à nommer la sensation : pourquoi pas "lipoction" (de lipos, la graisse) ?
Comment nommer les composés qui se lient aux récepteurs de la voie trigéminale (Calvino et Conrat, 2008 ; Daniells, 2009) ? L'expression "composé à action trigéminale" est encombrante, et je compte plutôt sur des collègues inventifs pour proposer quelque chose de juste.


1 commentaire:

  1. Merci Hervé pour ce billet particulièrement intéressant.

    Je crois qu'il y a en effet une véritable curiosité de la part du grand public à l'égard de l'enrichissement et la clarification des concepts que peuvent apporter les sciences. C'est d'autant plus vrai qu'elles se rapportent à la sensation et donc à des notions quotidiennes (je pense également à des domaines tels que la psychoacoustique).

    En faisant la liste des obstacles, on se dit tout de même que cette tâche d'enrichissement et de clarification du langage est colossale :

    - le dédain philosophique pour les sens considérés comme rudimentaires qui imprègne encore notre culture ;
    - la nature synthétique de la sensation du goût, et la difficulté d'isoler ses composantes (d'où la confusion entre sapidité, rétro-olfaction...) ;
    - les notions datées et erronées qui émaillent les discours quotidiens (cartographie de la langue...) ;
    - la difficulté de reproduire et communiquer une sensation gustative (alors qu'une image et un son peuvent, de nos jours, être transmis sous forme numérique par tout le monde) ;
    - la lenteur de l'appropriation par le grand public des découvertes physiologiques récentes ;
    - l'indécision des spécialistes eux-mêmes qui tâtonnent alors qu'on attend d'eux qu'ils débarrassent les termes de leur ambiguïté ;
    - les usages impropres de l'industrie et des médias immédiatement diffusés parmi le grand public...

    Bref, tout un chantier à entreprendre, herculéen mais passionnant. Merci d'apporter votre pierre à cet édifice !

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